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Tengo
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Je ne possède strictement rien.
Sauf mon âme.
IL POSA LE DISQUE DE LA SINFONIETTA de Janáček sur le plateau et pressa le bouton de mise en route automatique. C’était un enregistrement de l’orchestre symphonique de Chicago sous la direction de Seiji Ozawa. Le plateau se mit à tourner à la vitesse de 33 tours minute, l’aiguille suivit le microsillon tandis que le bras se rapprochait du centre du disque. Des haut-parleurs jaillit la fanfare des cuivres suivie des timbales puissantes. Le passage préféré de Tengo.
Tout en tendant l’oreille, il pianota des caractères face à l’écran de sa machine à traitement de texte. Écouter la Sinfonietta de Janáček très tôt le matin était devenu une habitude journalière. Depuis que, lycéen, à l’improviste, il en avait joué un passage comme percussionniste, l’œuvre avait pris pour lui une signification particulière. Il avait le sentiment que cette musique l’encourageait à titre personnel, qu’elle le protégeait.
Il lui était arrivé d’écouter la Sinfonietta avec sa petite amie qui l’avait jugée « pas mauvaise ». Mais elle préférait le vieux jazz. Plus les morceaux étaient anciens, apparemment, plus elle les aimait. C’était là un goût étonnant pour une femme de sa génération. Elle appréciait en particulier un disque où le jeune Louis Armstrong chantait le blues en compagnie de William Christopher Handy. Avec Barney Bigard à la clarinette et Trummy Young au trombone. Elle en avait fait cadeau à Tengo. Mais c’était davantage pour son plaisir personnel à elle.
Ils l’écoutaient souvent quand ils étaient au lit, après avoir fait l’amour. Elle ne s’en lassait pas. « La trompette d’Armstrong et sa voix, bien sûr, c’est merveilleux, il n’y a rien à dire… Mais, à mon avis, tu dois surtout bien écouter la clarinette de Barney Bigard », disait-elle. Pourtant, sur cet album, le musicien n’interprétait que de rares et brefs solos. Louis Armstrong occupait le rôle principal. Mais elle savait exactement où se situaient les courtes apparitions de Barney Bigard, et elle fredonnait en même temps qu’il jouait.
Il y a sûrement des clarinettistes de jazz aussi bons que Barney Bigard. Mais aucun n’a autant de délicatesse et de chaleur, disait-elle. Ses interprétations – bien entendu lorsqu’il était au mieux – faisaient surgir des paysages intérieurs. Tengo ignorait ce qu’il en était des autres mais, à force d’écoute, il comprit pourtant combien le jeu de Bigard, tout en restant mesuré et discret, déployait de beauté et d’imagination. Néanmoins, pour l’appréhender, il fallait prêter l’oreille. Un guide compétent était nécessaire. Une écoute distraite laissait échapper cette profusion.
« Barney Bigard, c’est comme un joueur de deuxième base génial, lui avait-elle dit un jour. Ses solos aussi sont merveilleux mais ses qualités sont encore plus manifestes lorsqu’il joue en arrière-plan. Il exécute des passages très difficiles comme si de rien n’était. Seuls ceux qui l’écoutent attentivement apprécient sa valeur. »
Chaque fois que débutait Atlanta Blues, le sixième morceau de la face B du disque, elle l’attrapait sur une partie du corps et s’extasiait à propos d’un solo bref et délicat, situé entre un chant et une partie soliste de Louis Armstrong. « Là ! Écoute bien ! D’abord, on dirait un enfant qui pousse un cri, longtemps. On ne sait pas si c’est de la surprise, une joie exubérante, ou du bonheur. Puis ça devient comme un soupir de ravissement, qui serpente comme un joli petit canal, et qui va déboucher ensuite en un lieu inconnu, fantastique, hop, ça y est. Écoute donc ! À part lui, qui pourrait exécuter un solo aussi extraordinaire ? Jimmy Noone, Sidney Bechet, Pee Wee Russell, Benny Goodman, oui, tous ont été fantastiques. Mais ce qu’il a fait là, c’est une pure œuvre d’art. Personne ne l’égale. »
« Comment se fait-il que tu t’y connaisses autant en jazz ancien ? lui avait demandé Tengo un jour.
— Il y a dans mon passé beaucoup de choses que tu ne connais pas. Un passé que personne ne pourra retoucher », et puis elle avait caressé gentiment les testicules de Tengo de la paume de la main.
Après avoir terminé son travail du matin, Tengo se promena jusqu’à la gare où il acheta un journal au kiosque. Puis il entra dans un café, commanda un petit déjeuner avec des toasts beurrés et un œuf dur. En attendant qu’on le lui prépare, il but du café et ouvrit son journal. Comme l’avait prévu Komatsu, à la rubrique faits divers, figurait un article sur Fukaéri. Un article pas très long, en bas de page, au-dessus d’une publicité pour des voitures Mitsubishi. Qui titrait : « Fugue de l’auteur lycéenne à succès ? »
« Nous apprenons la disparition d’Ériko Fukada (dix-sept ans) dite “Fukaéri”, auteur du roman La Chrysalide de l’air, actuellement best-seller, depuis l’après-midi du **. Son tuteur, M. Takayuki Ébisuno (soixante-trois ans), ethnologue, a signalé sa disparition au commissariat d’O-umé. Depuis le soir du 27 juin, a-t-il expliqué, Mlle Ériko Fukada n’est rentrée ni à la résidence d’O-umé, ni à l’appartement de Tokyo, et n’a plus donné de nouvelles. M. Ébisuno, qui nous a répondu au téléphone, nous a dit que la dernière fois qu’il avait vu Ériko, elle était, comme à son habitude, en bonne santé. Il ne pouvait imaginer les raisons de sa disparition, car jusqu’alors il ne lui était jamais arrivé de ne pas rentrer au domicile sans prévenir. L’hypothèse d’un accident l’inquiétait. M. Yuji Komatsu, éditeur de La Chrysalide de l’air nous a déclaré : “Le livre figure au top des best-sellers depuis six semaines mais Mlle Fukada n’aime pas se montrer devant les médias. Je ne suis pas en mesure de savoir, en tant qu’éditeur, si sa disparition est liée à ce trait de caractère de notre jeune romancière. Mlle Fukada est une jeune femme très talentueuse, dont on peut espérer beaucoup à l’avenir. Je formule des vœux pour que nous la revoyions au plus vite, en bonne condition.” La police poursuit ses recherches sans exclure aucune hypothèse. »
L’entrefilet reflétait à peu près l’état actuel des choses, songea Tengo. Si le journaliste en rajoutait dans le sensationnel, et que, dans les deux jours à venir, Fukaéri rentrait saine et sauve chez elle, il serait couvert de honte et sa place au journal risquerait d’être compromise. Même chose pour la police. Des deux côtés, on se bornait à une déclaration neutre et brève, à la manière d’un ballon-sonde, en attendant un peu de voir comment tournerait l’affaire. Selon comment réagiraient les gens. Que l’incident prenne des proportions plus importantes, et ce serait alors les hebdomadaires et les télévisions qui s’en feraient bruyamment l’écho. Jusque-là, il y avait quelques jours de répit.
Il ne faisait pourtant aucun doute qu’on en viendrait tôt ou tard à une situation explosive. La Chrysalide de l’air était un best-seller. Son auteur, Fukaéri, une très jolie jeune fille de dix-sept ans. Et voilà qu’on ignorait où elle était passée. Forcément, il y avait là tous les ingrédients d’un tumulte médiatique.
Seules quatre personnes au monde savaient que Fukaéri n’avait pas été enlevée et qu’elle s’était simplement cachée. En dehors d’elle-même et de Tengo, du Pr Ébisuno et de sa fille Azami, personne ne savait que sa fugue spectaculaire était une sorte de leurre destiné à focaliser l’attention.
Tengo ne discernait pas très bien s’il devait se réjouir ou s’inquiéter de le savoir. Peut-être valait-il mieux s’en réjouir. Après tout, il n’avait plus de souci à se faire pour elle. Elle se trouvait dans un lieu sûr. En même temps, sans conteste, il participait à cette intrigue tortueuse.
Le Pr Ébisuno avait soulevé une énorme roche maléfique. Il attendait, prêt à constater de ses yeux ce qui apparaîtrait, une fois que le soleil en aurait éclairé les dessous cachés. Malgré lui, Tengo se tenait à ses côtés. Ce qui allait sortir de là-dessous, Tengo n’avait pas envie de le savoir. Il aurait préféré ne pas voir ces choses-là. Car ce serait forcément des complications idiotes. Néanmoins, il sentait bien qu’il lui était impossible d’y échapper.
Tengo but son café, et quand il eut terminé ses toasts et son œuf, il reposa le journal et quitta le café. Puis il rentra chez lui, se brossa les dents, prit une douche et se prépara à partir pour son école.
À la pause de midi, Tengo reçut la visite d’un inconnu. Il avait terminé ses cours du matin, il prenait un moment de repos dans la salle des professeurs. Il était en train d’ouvrir quelques journaux du matin qu’il n’avait pas encore regardés quand la secrétaire du directeur vint lui annoncer qu’un homme désirait le rencontrer. C’était une femme compétente, d’un an plus âgée que Tengo. Elle n’avait que le titre de secrétaire mais elle s’occupait en fait de presque tout ce qui concernait la gestion de l’école. Elle avait un visage aux traits un peu trop irréguliers pour être qualifiée de jolie. Elle était cependant bien proportionnée et avait un goût très sûr en matière vestimentaire.
« Cet homme s’appelle Ushikawa », lui dit-elle.
Ce nom ne lui disait rien.
Pour une raison ou une autre, elle grimaça légèrement.
« Il a demandé à vous parler seul à seul, si possible, car il s’agit d’une affaire importante.
— Une affaire importante ? » s’exclama Tengo, surpris. Dans cette école, jamais on ne lui avait parlé d’affaires importantes.
« Comme le salon des visiteurs était libre, je l’y ai conduit pour le moment. En principe, cet endroit est réservé à la direction, mais bon, exceptionnellement…
— Merci beaucoup », dit Tengo en s’inclinant. Il lui offrit même son plus joli sourire.
Mais elle, sans plus le regarder, s’était déjà éloignée rapidement, laissant flotter derrière elle le bas de sa nouvelle veste Agnès b.
Ushikawa était un homme petit. La bonne quarantaine, semblait-il. Sa taille empâtée était déjà informe et son embonpoint avait gagné la région du cou. Tengo n’était pas certain de son âge. Son apparence bizarre (voire anormale) permettait difficilement de le deviner. Il était peut-être beaucoup plus âgé, ou carrément plus jeune. S’il affirmait qu’il avait trente-deux ans – ou cinquante-six –, il faudrait bien le croire. Une vilaine denture, une colonne vertébrale bizarrement courbée. Le sommet du crâne aplati d’une manière peu naturelle, chauve, le pourtour déformé. La partie plate évoquait un héliport militaire aménagé au sommet d’une colline stratégique. Tengo en avait vu de ce style dans des documentaires sur la guerre du Vietnam. Les quelques gros cheveux d’un noir intense, frisottés, qui s’accrochaient au pourtour de sa tête plate et contrefaite étaient plus longs que nécessaire et pendouillaient sur ses oreilles. À coup sûr, ces cheveux feraient penser à des poils pubiens à quatre-vingt-dix-huit hommes sur cent. Tengo ne pouvait imaginer ce qu’ils évoqueraient aux deux pour cent restants.
Tout chez cet individu semblait être dissymétrique, de la silhouette aux traits du visage. C’est ce que ressentit Tengo au premier regard. Bien sûr, chacun de nous est affligé de certains défauts de symétrie. Il n’y a là, en soi, rien de particulièrement opposé aux principes naturels. Tengo lui-même avait des paupières dont la forme différait quelque peu. Son testicule gauche était légèrement descendu par rapport au droit. Notre corps n’est pas une marchandise produite en masse, fabriquée en usine sur un modèle unique. Dans le cas de cet homme, néanmoins, les discordances allaient au-delà du normal. N’importe qui constatant de visu ces déséquilibres prononcés avait forcément les nerfs piqués à vif et se sentait forcément très mal à l’aise. Comme lorsqu’on est face à un miroir courbe (malgré tout, terriblement net).
Son costume gris présentait d’innombrables faux plis, un spectacle qui faisait songer à une terre érodée par un glacier. Le col de sa chemise, d’un côté, rebiquait vers l’extérieur, le nœud de sa cravate était tordu au point qu’il en paraissait honteux de devoir apparaître là. Ni le costume, ni la cravate, et pas davantage la chemise n’avaient la bonne taille. Les motifs de la cravate, on aurait dit qu’un médiocre apprenti peintre les avait dessinés à l’image de vermicelles ramollis et enchevêtrés. Le tout semblait avoir été acheté au débotté chez quelque soldeur. À observer longuement ces habits, Tengo éprouva de la pitié pour eux, de devoir être ainsi portés. Lui ne se souciait quasiment pas de ses vêtements, mais, bizarrement, il portait attention à la tenue des autres. S’il devait choisir l’homme le plus mal habillé parmi tous les gens qu’il avait rencontrés en l’espace de dix ans, cet individu entrerait sûrement dans sa sélection finale. Ce n’était pas seulement que son accoutrement était atroce. Il donnait l’impression de profaner intentionnellement le concept même de toilette.
Dès que Tengo pénétra dans le salon, l’homme se leva, sortit une carte de visite de son étui et la lui tendit en s’inclinant. Le nom Toshiharu Ushikawa était écrit en idéogrammes, et, au verso, en caractères romains. Étaient également inscrits ses titre et fonction : « Fondation d’utilité publique à personnalité juridique – Association pour la promotion scientifique et artistique du nouveau Japon – Directeur en titre ». Le siège de l’association se trouvait dans le quartier de Kôjimachi, dans l’arrondissement de Chiyoda. Le numéro de téléphone était noté. Bien entendu, Tengo ignorait ce qu’était cette association et en quoi consistait la fonction de « directeur en titre ». Mais la carte de visite était magnifique, gravée en relief, et ne semblait pas avoir été fabriquée à la va-vite. Après l’avoir contemplée un instant, Tengo regarda de nouveau l’individu et songea qu’il ne donnait vraiment pas l’impression d’être le directeur d’une « association pour la promotion scientifique et artistique du nouveau Japon ».
Ils s’assirent l’un et l’autre sur des fauteuils séparés par une table basse et s’entre-dévisagèrent. Après avoir essuyé vigoureusement la sueur abondante qui lui dégoulinait sur le front, l’homme remit son pauvre mouchoir dans la poche de sa veste. La réceptionniste vint leur porter du thé. Tengo la remercia. Ushikawa ne dit rien.
« Je vous prie de m’excuser de vous déranger durant votre pause, sans même avoir pris rendez-vous », déclara Ushikawa. Son langage était poli mais il y avait dans sa façon de parler, curieusement, une certaine familiarité désinvolte. Qui déplut un peu à Tengo. « Euh, avez-vous déjeuné ? Si cela vous convenait, nous pourrions aller à l’extérieur ?
— Je ne déjeune pas pendant ma journée de travail, répondit Tengo. Je prends juste un repas léger une fois que j’ai terminé mes cours de l’après-midi. Ne vous souciez pas de cela.
— Très bien. Alors, bavardons ici. Il me semble que le lieu est parfait pour une conversation tranquille. » Il lança un regard circulaire sur le salon, comme pour l’évaluer. Ce n’était pas une pièce très remarquable. À un mur était accrochée une peinture à l’huile représentant une montagne quelconque. Sans aucun intérêt en dehors de la quantité de couleurs qui avaient été utilisées. Dans un vase, des fleurs, peut-être des dahlias. Des fleurs lourdaudes, un peu comme ces femmes d’âge mûr dépourvues de finesse. Tengo ne comprenait pas pourquoi le salon d’une école préparatoire devait être aussi sinistre.
« J’aurais dû me présenter plus tôt, mais comme l’indique ma carte de visite, mon nom est Ushikawa. Mes amis m’appellent seulement : Ushi. Personne ne dit Ushikawa. Juste Ushi », déclara Ushikawa en souriant.
Des amis ? Qui aurait envie de lier amitié avec un type pareil ? s’interrogea Tengo, par pure curiosité.
S’il développait franchement sa première impression, le nommé Ushikawa lui faisait penser à quelque chose de répugnant surgi d’un trou sombre de la terre. Quelque chose de visqueux, d’insaisissable, quelque chose qui ne devrait pas être exposé en pleine lumière. Tiens, si ça se trouvait, il était peut-être l’une de ces choses jaillies de sous la roche soulevée par le Pr Ébisuno. Tengo fronça les sourcils inconsciemment, et posa sur la table la carte de visite qu’il avait encore en main. Toshiharu Ushikawa, tel était donc le nom de l’individu.
« J’imagine, monsieur Kawana, que vous êtes très occupé ? Je vais donc me dispenser des préambules et aller droit au but », dit Ushikawa.
Tengo hocha légèrement la tête.
Ushikawa avala une gorgée de thé.
« Je suppose que vous n’avez pas entendu parler de l’Association pour la promotion scientifique et artistique du nouveau Japon. (Tengo opina.) Notre fondation a été créée il y a relativement peu de temps, et l’essentiel de notre mission consiste à sélectionner des jeunes gens engagés dans des activités originales, en particulier ceux qui ne sont pas encore connus du public, dans les domaines scientifiques et artistiques, et à leur offrir notre assistance. Notre objectif est de cultiver les jeunes pousses porteuses des espoirs des temps futurs, dans chaque sphère de la culture. Nous engageons un agent spécialisé dans chacun de ces secteurs, et nous sélectionnons des candidats. Chaque année, sont ainsi choisis cinq artistes et chercheurs qui reçoivent une aide financière. Durant un an, ils font absolument ce qu’ils veulent. Aucune clause louche ou douteuse ne les lie, si ce n’est qu’ils doivent, à la fin de ces douze mois, nous remettre un rapport de pure forme, sur lequel il leur suffit de noter succinctement ce qu’ils ont fait pendant cette année, et les résultats qu’ils ont obtenus. Le compte rendu est publié dans une revue éditée par notre association. Il n’y a pas d’autre obligation. Comme nous en sommes à nos débuts, nous cherchons avant tout du concret. En bref, nous en sommes encore à l’étape où nous plantons les graines. Je me permettrais de préciser que chaque candidat reçoit une subvention de trois millions de yens.
— C’est très généreux, dit Tengo.
— Les créations d’importance ou les découvertes significatives réclament du temps et de l’argent. Bien sûr, il peut arriver que le temps ou l’argent ne suffisent pas à produire de belles réalisations. Mais ni le temps ni l’argent ne seront des obstacles pour vous. C’est en fait le total du temps dont nous disposons qui est limité. L’horloge fait tic-tac, maintenant aussi. Le temps s’écoule de plus en plus vite. La chance va vous échapper. Alors que si vous avez de l’argent, vous pouvez acheter du temps. Et donc, de la liberté. Le temps et la liberté, voilà ce que, grâce à l’argent, les hommes peuvent acheter de plus important. »
À ces paroles, Tengo, presque par réflexe, jeta un coup d’œil à sa montre. En effet, le temps s’écoulait inexorablement en faisant tic-tac.
« Pardon de vous prendre votre temps », dit précipitamment Ushikawa. Il semblait avoir interprété son geste comme une protestation.
« Je vais accélérer. Bien entendu, à l’heure actuelle, avec trois misérables millions de yens, on ne mène pas une vie de luxe. Mais, pour des jeunes gens, nous pensons que ce devrait être une aide suffisante. Notre objectif fondamental étant qu’ils n’aient pas besoin de trimer comme des fous pour vivre et qu’ils se concentrent totalement sur leurs recherches ou leur création pendant un an. Au moment de l’évaluation de fin d’année, si les résultats ont visiblement été en progression et que notre conseil d’administration donne son approbation, il y a toujours la possibilité de reconduire notre subvention. »
Tengo, sans dire un mot, attendait la suite.
« L’autre jour, je suis venu écouter un de vos cours, pendant une heure, dit Ushikawa. Eh bien, franchement, ça m’a intéressé au plus haut point. Je suis tout à fait profane en la matière, je devrais même dire que j’ai toujours haï les maths. Quand j’étais lycéen, les cours de maths, ça me donnait envie de fuir ! Mais votre cours, professeur Kawana, alors là, il m’a enchanté ! Bien entendu, le calcul différentiel et intégral, je n’y ai strictement rien compris, mais juste à vous écouter, ça m’a donné l’envie de me mettre immédiatement à étudier les maths, tellement c’était captivant. Oui, c’était carrément grandiose. Vous avez un talent exceptionnel. Ou, devrais-je préciser, un talent qui enthousiasme. J’avais entendu dire que vous étiez très populaire comme enseignant. Et je comprends en effet pourquoi. »
Tengo ignorait quand Ushikawa était venu assister à l’une de ses classes et où il se trouvait alors. Lorsque Tengo donnait ses cours, il observait toujours attentivement les personnes présentes. Il ne se souvenait pas de tous les visages mais la présence d’un personnage à l’allure aussi étrange que celle d’Ushikawa n’aurait pu lui échapper. On le remarquait comme un mille-pattes dans un sucrier. Il ne chercha cependant pas à poursuivre plus avant sur ce sujet. La conversation était déjà assez longue. Inutile de la prolonger.
« Comme vous le savez, je ne suis qu’un chargé de cours sous contrat avec cette école préparatoire, déclara Tengo de lui-même, afin d’épargner un peu de temps. Je ne suis absolument pas engagé dans des recherches en mathématiques. Je me borne à proposer aux étudiants des explications aussi intéressantes et claires que possible sur un domaine de connaissance déjà largement répandu. Je leur enseigne des méthodes plus efficaces pour résoudre les problèmes de leur examen d’entrée à l’université. C’est tout. Peut-être suis-je un bon professionnel. Pourtant j’ai renoncé depuis bien longtemps à une carrière de chercheur. Mes conditions économiques ne me le permettaient pas mais je pensais aussi que je n’avais ni les capacités ni le tempérament pour me construire une position dans le monde scientifique. C’est pourquoi votre proposition ne m’est d’aucune utilité. »
Ushikawa leva en hâte une main, la paume dirigée face à Tengo. « Non, non, ce n’est pas ça du tout. Il est possible que je me sois embrouillé. Pardonnez-moi. Il est vrai que votre cours de maths était passionnant. Sincèrement, unique dans son genre, inventif et spirituel. Mais je ne suis pas venu ici aujourd’hui pour vous parler de ça. Ce qui a attiré notre attention, c’est votre activité de romancier, monsieur Kawana. »
Tengo, complètement pris au dépourvu, en resta quelques secondes sans voix.
« Mon activité de romancier ? répéta Tengo.
— Exactement.
— Je ne comprends pas très bien de quoi vous parlez. Il est vrai que j’écris des romans depuis quelques années. Mais aucun n’a encore été publié. Quelqu’un comme moi ne peut être qualifié de romancier. Comment votre attention a-t-elle été attirée sur moi ? »
En voyant la réaction de Tengo, Ushikawa eut un sourire ravi. Par là même, il exhiba sa denture désastreuse. Comme des pieux fichés sur une plage battue par une forte houle depuis des jours et des jours, ses dents se tordaient selon des angles variés, tâtonnant vers différentes directions, encrassées de diverses manières. Il n’avait sans doute pas pu les faire redresser jusqu’alors. À tout le moins, quelqu’un aurait dû lui apprendre la bonne façon de se les brosser.
« Voilà justement où se situe l’originalité de notre association, déclara fièrement Ushikawa. Les découvreurs que nous engageons repèrent des talents que le reste du monde n’a pas encore remarqués. Tel est notre objectif. Comme vous le dites, vous n’avez encore rien publié. Nous le savons très bien. Mais depuis plusieurs années, sous un nom de plume, vous avez concouru au prix des nouveaux auteurs d’une revue littéraire. Vous n’avez malheureusement pas été lauréat mais à plusieurs reprises, vous avez figuré dans la sélection finale. Ce qui, tout naturellement, a fait que vous avez attiré l’attention de pas mal de gens. Et parmi eux, quelques-uns se sont avisés de votre talent. Il est hors de doute, estiment nos découvreurs, que dans un proche avenir vous obtiendrez ce prix des nouveaux auteurs, et que vous ferez vos débuts en tant que romancier. Disons que je spécule sur l’avenir – excusez-moi pour cette expression malheureuse ! mais, comme je vous l’ai dit il y a un instant, notre dessein premier est de “cultiver les jeunes pousses porteuses des espoirs des temps futurs”. »
Tengo prit sa tasse et but le thé un peu refroidi.
« Je deviendrais un candidat à votre subvention en tant que romancier débutant. C’est bien ça ?
— Tout à fait. Candidat, en fait, c’est juste une façon de parler, car c’est comme si les choses étaient déjà décidées. Dites-moi que vous acceptez notre aide, et je serai en mesure de conclure l’affaire. En signant ce document, les trois millions de yens seraient immédiatement versés sur votre compte bancaire. Vous pourriez vous mettre en congé de votre école pour six mois ou pour un an et vous consacrer à votre travail d’écriture. J’ai entendu dire que vous vous étiez lancé dans un très long roman… N’est-ce pas là justement une excellente occasion ? »
Tengo grimaça. « Comment savez-vous que j’écris un roman ? »
Ushikawa sourit en exposant de nouveau ses vilaines dents. Mais à bien l’observer, ses yeux ne riaient pas du tout. Au fond de ses prunelles il y avait une lueur d’une absolue froideur.
« Nos découvreurs sont compétents et enthousiastes. Ils examinent les profils des candidats sous différents angles. Quelques personnes savent sans doute que vous êtes en train d’écrire un roman d’envergure. L’histoire a dû filtrer d’une façon ou d’une autre. »
Komatsu savait que Tengo écrivait un gros roman. Sa petite amie aussi. Qui d’autre sinon ? En principe personne.
« J’aimerais en savoir un peu plus sur votre association, dit Tengo.
— Je vous en prie. Demandez-moi tout ce qu’il vous plaira.
— D’où proviennent vos fonds ?
— D’un particulier. Ou bien, disons, d’une association qui appartient à ce particulier. Concrètement, et ceci reste entre nous, les fonds versés bénéficient de mesures fiscales avantageuses. Mais ce détail est hors sujet, car cette personne est animée d’un profond intérêt pour les arts et la science et espère apporter son appui aux jeunes générations. Il m’est difficile d’être plus précis. Ce particulier désire à tout prix conserver l’anonymat, y compris au sujet de son association. La gestion est prise en charge par notre propre comité. Et j’ajouterais que j’en suis un des membres, bien entendu. »
Tengo réfléchit un moment. Mais il n’avait rien sur quoi réfléchir. Il se contenta d’ordonner mentalement les paroles d’Ushikawa, de les aligner telles quelles.
« Vous permettez que je fume ? demanda Ushikawa.
— Faites », répondit Tengo, en poussant vers lui un lourd cendrier en verre.
Ushikawa sortit de la poche de sa veste un paquet de Seven Stars, se planta une cigarette à la bouche et l’alluma avec un briquet en or. Un objet mince qui semblait coûteux.
« Alors, monsieur Kawana ? reprit Ushikawa. Acceptez-vous notre subvention ? Pour être franc, et parler en mon nom, après avoir assisté à votre cours si agréable, je suis très intéressé de voir comment vous poursuivrez ensuite votre route dans le monde littéraire.
— Je vous remercie pour votre proposition, dit Tengo. C’est un honneur que je ne mérite pas. Mais il m’est impossible d’accepter votre subvention. »
Ushikawa regarda Tengo, les yeux amenuisés, sa cigarette entre les doigts laissant échapper sa fumée. « Je ne comprends pas pourquoi.
— Premièrement, je n’ai pas envie de recevoir de l’argent de gens que je ne connais pas. Deuxièmement, je n’ai pas besoin d’argent à l’heure actuelle. Je donne des cours à cette école trois fois par semaine, et, le reste du temps, je me consacre à l’écriture de mon roman. Je n’ai pas envie de changer de vie. Voilà mes deux raisons. »
Troisièmement, monsieur Ushikawa, je n’ai aucune envie d’avoir des rapports avec toi à titre personnel. Quatrièmement, plus j’y pense, et plus cette histoire de subvention sent mauvais. C’est trop beau. Il y a forcément quelque chose là-derrière. Bien sûr, je ne suis pas le plus intuitif des hommes sur cette terre, mais je suis tout de même capable de renifler ça. Bien entendu, Tengo ne prononça pas ces dernières phrases.
« Ah ah », dit Ushikawa. Puis il aspira une grosse bouffée de tabac et la rejeta d’un air parfaitement satisfait. « Ah ah. Je comprends votre raisonnement, pour ma part. Ce que vous dites est logique. Néanmoins, monsieur Kawana, il n’est pas nécessaire que vous nous donniez une réponse immédiate. Vous allez rentrer chez vous, et vous allez essayer d’y penser tranquillement durant deux ou trois jours. Et ensuite, vous parviendrez tout doucement à une conclusion. Nous ne sommes pas pressés. Prenez tout votre temps pour réfléchir. Soyez persuadé qu’il n’y a rien de mauvais dans notre proposition. »
Tengo secoua la tête d’un mouvement bref et décidé. « Je vous remercie, mais ma décision est déjà prise. Alors, mieux vaut épargner notre temps. Être sélectionné comme candidat à votre subvention est un honneur. Je suis confus que vous ayez pris la peine de venir jusqu’ici. Mais je vous prie de renoncer à votre proposition. Ma décision est définitive. Je ne changerai pas d’avis. »
Ushikawa hocha la tête à plusieurs reprises, et, après deux bouffées, comme avec regret, il éteignit sa cigarette dans le cendrier.
« Très bien. Je comprends parfaitement votre position. Je respecte votre volonté. Je vous ai fait perdre votre temps. Et je crois qu’à présent, malheureusement, je dois me résoudre à me retirer. »
Ushikawa ne manifestait cependant aucun signe de départ. Il se gratta l’arrière de la tête, et resta là, les yeux étrécis.
« Néanmoins, monsieur Kawana, il se peut que vous ne vous en rendiez pas compte vous-même, mais, en tant qu’écrivain, vous avez un avenir très prometteur. Vous avez du talent. Il est possible que les mathématiques et la littérature n’aient pas de relation directe, pourtant, durant votre cours de maths, j’ai eu l’impression d’entendre comme un récit. Et ça, quelqu’un d’ordinaire ne pourrait pas le faire aisément. Vous avez en vous quelque chose de spécial que vous devez raconter. Même à mes yeux, c’est évident. C’est pourquoi, prenez soin de vous autant que possible. Je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais je vous conseille de suivre résolument votre propre chemin, droit devant, sans vous laisser entraîner dans des choses inutiles.
— Des choses inutiles ? répéta Tengo.
— Par exemple, il semble que vous ayez certaine relation avec Mlle Ériko Fukada, qui a écrit La Chrysalide de l’air. Enfin, du moins, il semble que vous l’ayez rencontrée à plusieurs reprises. C’est exact, n’est-ce pas ? Et à présent, selon les journaux, enfin, d’après un article que je viens de lire par hasard, il paraît qu’elle a disparu on ne sait où. Les médias vont sûrement commencer à faire du bruit là-dessus. Une affaire bien croustillante, évidemment, un sujet en or.
— Et cela signifierait quoi, si j’avais rencontré Mlle Ériko Fukada ? »
Ushikawa dirigea de nouveau la paume de sa main vers Tengo. La main était petite, mais les doigts boudinés. « Allons, allons, ne laissez pas vos émotions prendre le dessus ! Je n’ai pas songé à mal. Non, ce que j’ai voulu souligner, c’est qu’à gaspiller ici et là son temps et son talent pour vivre, on n’obtient jamais de bons résultats. Pardon pour mon insolence, mais je n’aimerais pas que votre talent remarquable, aussi brillant qu’une perle fine, se retrouve perdu, dilapidé dans des entreprises sans intérêt. Si les gens savaient ce qu’il y a entre Mlle Fukada et M. Kawana, évidemment, des journalistes débarqueraient chez vous. Vous risqueriez d’être harcelé. On fouillerait tout, le vrai comme le faux. Vous savez comme ces gens-là sont entêtés et collants. »
Tengo ne prononça pas un mot et regarda Ushikawa. Les yeux plissés, celui-ci se gratta avec force ses grands lobes d’oreilles. Des oreilles petites, dont seuls les lobes étaient surdimensionnés. La constitution bizarre de ce personnage était décidément un spectacle dont on ne se lassait pas.
« Non, rien ne sortira de cette bouche », répéta Ushikawa. Puis il fit le geste de fermer sa bouche comme avec une fermeture Éclair. « Promis. Malgré les apparences, je resterai bouche cousue. On pourrait carrément dire de moi que je suis une huître réincarnée. Tout ça, je le garderai bien caché en moi. En signe de sympathie personnelle à votre égard. »
Sur ces mots, Ushikawa se leva enfin de son fauteuil et tira plusieurs fois sur les plis minuscules de son costume. Mais, loin de réussir à les effacer, il les rendait simplement plus visibles.
« À propos de la subvention, si vous changez d’idée, contactez-moi n’importe quand par téléphone. Vous avez mon numéro sur la carte de visite. Nous avons encore le temps. Et si cela ne marche pas pour cette année, eh bien, ce sera pour l’année prochaine. » Puis, avec les index de ses deux mains, il mima la Terre tournant autour du Soleil. « Nous ne sommes pas pressés. En tout cas, au moins, j’ai eu l’occasion de vous voir, de vous parler et vous avez pu recevoir le message que nous voulions vous transmettre. »
Puis il se fendit d’un nouveau sourire, et, après avoir longuement affiché sa denture en ruine, comme s’il voulait l’exhiber, Ushikawa se retourna et quitta le salon des visiteurs.
Jusqu’au début de son cours suivant, Tengo se remémora les paroles d’Ushikawa et tenta de reproduire ses phrases dans sa tête. Cet individu, vaille que vaille, semblait avoir compris que Tengo avait participé à la réécriture de La Chrysalide de l’air. Dans sa façon de parler perçait ce genre d’insinuation. À gaspiller ici et là son temps et son talent pour vivre, on n’obtient jamais de bons résultats, avait-il dit, dans cette phrase lourde de sous-entendus.
Nous le savons bien – était-ce là le message qu’ils voulaient m’envoyer ?
Au moins j’ai eu l’occasion de vous voir, de vous parler, et vous avez pu recevoir le message que nous voulions vous transmettre.
Pour faire parvenir ce message, et simplement pour ça, ils enverraient Ushikawa chez Tengo, et ils lui verseraient une prétendue « subvention » de trois millions de yens ? C’était une histoire à dormir debout. Pourquoi concocter un scénario aussi élaboré ? Ils connaissaient son point faible. S’ils voulaient menacer Tengo, ils auraient soulevé ce fait dès le début. Ou bien avaient-ils le projet de le corrompre avec cette « subvention » ? De toute façon, tout cela était par trop théâtral. Ils, au fond, qui étaient-ils ? Cette « Association… » aurait-elle des liens avec Les Précurseurs ? Et d’abord, existait-elle vraiment ?
Tengo prit la carte de visite d’Ushikawa et se rendit au bureau de la secrétaire. « Dites, j’aurais besoin que vous me rendiez un service, dit-il.
— Oui, de quoi s’agit-il ? lui demanda-t-elle de sa place en levant la tête.
— Pourriez-vous téléphoner à ce numéro, là, c’est celui de l’Association pour la promotion scientifique et artistique du nouveau Japon ? Dont cet Ushikawa serait l’administrateur. On risque de vous répondre qu’il est absent pour le moment, alors, j’aimerais que vous leur demandiez à quelle heure il devrait revenir. S’ils veulent savoir votre nom, dites n’importe quoi. Je pourrais le faire moi-même, mais j’aimerais mieux qu’on ne reconnaisse pas ma voix. »
La secrétaire composa le numéro. Quelqu’un décrocha et elle posa les questions qui convenaient. Ce fut une brève conversation, un échange de pro à pro.
« L’Association pour la promotion scientifique et artistique du nouveau Japon existe réellement. Une femme m’a répondu. Sans doute la petite vingtaine. Attitude normale. L’Ushikawa en question travaille bien là. Il est prévu qu’il revienne à son bureau vers trois heures et demie. On ne m’a pas demandé mon nom. Naturellement, moi, je l’aurais fait, mais bon.
— Bien sûr, dit Tengo. En tout cas, je vous remercie.
— Je vous en prie, répondit-elle en lui redonnant la carte de visite. Donc, cet Ushikawa, c’est l’homme qui était là il y a juste un instant ?
— Oui, c’est lui.
— Je n’ai fait que l’apercevoir mais il m’a paru, comment dire, inquiétant. »
Tengo rangea la carte de visite dans son portefeuille.
« Si vous l’aviez vu durant un certain temps, votre impression n’aurait pas changé, je crois.
— En général, je n’aime pas juger les gens seulement sur leur apparence. Autrefois, il m’est arrivé de me tromper et de le regretter. Mais celui-là, en un seul coup d’œil, j’ai senti qu’on ne pouvait pas lui faire confiance. Et je continue à le penser maintenant encore.
— Vous n’êtes pas la seule à penser de la sorte, répondit Tengo.
— Je ne suis pas la seule à penser de la sorte, répéta-t-elle, comme si elle vérifiait la construction de la phrase.
— Votre veste est très belle », déclara Tengo. Il ne s’agissait pas d’un compliment destiné à lui faire plaisir, c’était ce qu’il ressentait sincèrement. Après avoir dû contempler le costume bon marché et plein de faux plis d’Ushikawa, cette veste en lin d’une coupe élégante lui apparaissait comme un tissu miraculeux qui serait tombé du paradis par un début d’après-midi sans vent.
« Merci, dit-elle.
— Pourtant, que quelqu’un ait répondu au téléphone ne signifie pas que cette « Association ....... » existe véritablement.
— C’est juste. Il peut évidemment s’agir d’une supercherie très alambiquée. Vous vous faites installer une ligne de téléphone, vous engagez une standardiste, et ça suffit. Comme dans le film L’Arnaque. Mais pour quelle raison feraient-ils tout ça ? Tengo, si je puis me permettre, vous n’avez pas l’air de quelqu’un à qui on pourrait extorquer de l’argent.
— Je ne possède strictement rien, répliqua Tengo. Sauf mon âme.
— Tiens, comme dans l’histoire avec Méphisto, remarqua-t-elle.
— Peut-être vaudrait-il mieux que je me rende sur place, et que je vérifie si ces bureaux existent bien.
— Quand vous connaîtrez le résultat, dites-le-moi ! » répondit-elle, les yeux plissés, tout en passant en revue ses ongles manucurés.
Ladite association existait bel et bien. Une fois ses cours terminés, Tengo prit le train jusqu’à Yotsuya, et de là marcha jusqu’à Kôjimachi. À l’adresse notée sur la carte de visite, il vit, à l’entrée d’un immeuble de trois étages, une plaque métallique portant l’inscription : Association pour la promotion scientifique et artistique du nouveau Japon. Les bureaux étaient situés au deuxième étage. Au même niveau, il y avait aussi des Éditions musicales Mikimoto et un Bureau de comptabilité Koda. D’après la taille du bâtiment, les locaux ne devaient pas être très vastes. On n’avait pas une impression de grande prospérité, mais, bien entendu, on ne pouvait pas savoir de l’extérieur ce qu’il en était en réalité. Tengo songea à prendre l’ascenseur et à monter jusqu’au deuxième étage. Il avait envie de voir à quoi ressemblaient ces bureaux, au moins de la porte. Mais cela risquait d’être un peu embarrassant s’il rencontrait Ushikawa dans le couloir.
Tengo reprit le train et rentra chez lui. Puis il appela Komatsu, à son bureau. Pour une fois, ce dernier était sur place, il décrocha aussitôt.
« Là tout de suite, je ne peux pas vraiment… », annonça-t-il. Il parlait plus vite qu’à l’habitude et sa voix était un peu plus aiguë. « Je suis désolé mais maintenant il m’est impossible de parler.
— Il s’agit de quelque chose de très important, monsieur, dit Tengo. Aujourd’hui, un type bizarre est venu à mon école. Il semble qu’il sache quelque chose sur mes liens avec La Chrysalide de l’air. »
Komatsu garda le silence quelques secondes. « Je pense que je pourrai te téléphoner d’ici à vingt minutes. Tu es chez toi ? »
Tengo lui répondit que oui. Komatsu raccrocha. En attendant, Tengo affûta deux couteaux sur une pierre à aiguiser, fit chauffer de l’eau et prépara du thé. Exactement vingt minutes plus tard, la sonnerie du téléphone retentit. Une exactitude exceptionnelle pour Komatsu.
Sa voix était beaucoup plus calme que tout à l’heure. Il avait dû se déplacer dans un endroit plus tranquille. Tengo lui résuma ce que lui avait dit Ushikawa dans le salon des visiteurs.
« L’Association pour la promotion scientifique et artistique du nouveau Japon ? Jamais entendu parler. C’est invraisemblable, cette histoire de te verser trois millions de yens. Évidemment, moi aussi je suis sûr de ton avenir comme écrivain, mais tout de même. Tu n’as encore rien publié. C’est du boniment, rien d’autre. Il cache quelque chose.
— C’est exactement ce que j’ai pensé moi aussi.
— Donne-moi un peu de temps. De mon côté, je vais essayer d’enquêter sur cette association. Si j’apprends quoi que ce soit, je te fais signe. En tout cas, ce type, là, cet Ushikawa, il serait donc au courant de tes liens avec Fukaéri.
— On dirait.
— Ah… c’est embêtant.
— Quelque chose se met à bouger, dit Tengo. C’était bien de soulever une roche mais il semble que des trucs insensés en sortent. »
Komatsu soupira dans le combiné. « Moi aussi je suis harcelé par des journalistes. Les hebdomadaires vont faire du tintouin. La télé aussi est venue. Aujourd’hui, dès le matin, la police s’est pointée à ma société, et m’a interrogé sur la situation. Ils ont compris que Fukaéri était liée aux Précurseurs. Et aussi ses parents, évidemment, dont on ignore où ils sont. Les médias vont sans doute monter en épingle toute cette histoire.
— Et le Pr Ébisuno ?
— J’ai perdu le contact avec lui ces derniers temps. Impossible de l’avoir au téléphone. Aucune nouvelle. Peut-être qu’il lui est arrivé quelque chose. Ou alors il nous trame encore Dieu sait quoi.
— Sinon, monsieur, tout autre chose, avez-vous dit à quelqu’un que j’écrivais un roman ?
— Non, à personne, répondit immédiatement Komatsu. À qui aurait-il fallu que j’en parle ?
— Bon, ce n’est rien. Je voulais juste vous demander. »
Komatsu garda le silence un instant. « Tengo, que je te dise ça maintenant n’est peut-être pas très judicieux, mais j’ai peur que nous ayons mis le pied dans un endroit plutôt dangereux.
— Où que nous ayons mis le pied, il est clair en tout cas que nous ne pouvons plus revenir en arrière.
— S’il est impossible de revenir en arrière, alors, il ne nous reste qu’à avancer. Et quels que soient ce que tu appelles les trucs insensés qui vont sortir.
— Mieux vaut bien attacher sa ceinture, dit Tengo.
— Voilà, c’est ça », conclut Komatsu en raccrochant.
La journée avait été longue. Tengo s’assit à sa table et songea à Fukaéri tout en buvant son thé froid. Toute seule là où elle était cachée, à quoi passait-elle ses journées ? Il est vrai que, de toute manière, personne ne savait ce que Fukaéri faisait.
Peut-être que l’intelligence et la force des Little People causeront du tort au Maître et à toi aussi, avait déclaré Fukaéri dans sa cassette. Il faut faire attention dans la forêt. Involontairement, Tengo regarda tout autour de lui. Oui, au fond de la forêt, c’était leur monde.